viernes, 4 de mayo de 2012

Dostoïevski traduit, mais Dostoïevski adapté, amélioré, francisé… Le Monde. 03 mai 2010. Pierre Assouline

Como la entrada anterior, también para Pepa este magnífico artículo de P. Assouline, acerca de esas cosas  de las que tánto hemos hablado.

Honnêtement, combien de lecteurs français de Dostoïevski connaissent les noms de Elie Halpérine-Kaminski, Charles Morice, Henri Mongault, M. Laval, L. Désormonts, J-W. Bienstock, Marc Sémenoff, Boris de Schloezer, Pierre Pascal, Vladimir Pozner, Gustave Aucouturier, Dominique Arban, D . Ergaz, Lily Denis, Jacques Catteau, Dominique Delvallée, Sylvie Luneau, André Markowicz ? Une poignée, pas davantage. Encore qu’il faille faire une exception pour le dernier en date, pas seulement parce qu’il est l’un des plus jeunes, des plus bruyants et des plus récents traducteurs de cette œuvre, mais parce que sa téméraire entreprise, tout bousculer pour tout retraduire, fut un coup d’éclat salué comme tel. Mais d’une manière générale, il faut bien avouer que les lecteurs ne s’attachent guère à l’identité, à la singularité, voire à la qualité du passeur à qui ils doivent de découvrir un grand texte alors qu’elles s’inscrivent dans ses interstices.
A
La personnalité du traducteur peut sauter aux yeux dès le titre en couverture. Ainsi, certains tiennent que Les Possédés devraient plutôt s’intituler « Les Démons ». Il y a d’autres exemples. Mais avec Dostoïevski, rarement un titre de récit aura connu autant de variant et d’aventures que… Mais comment l’intituler sans prendre parti ? La voix souterraine ? L’Esprit souterraiesn ? Mémoires écrits dans un souterrain ? Du fond du souterrain ? Dans mon souterrain ? Notes écrites dans le sous-sol ? Mémoires écrits dans un sous-sol ? Le sous-sol ? Notes du sous-sol ?, Les carnets du sous-sol ? Mémoires écrits dans un souterrain ? Notes d’un souterrain ? Il faut savoir que tous ces titres existent ou ont existé. Dans ses conférences américaines, Vladimir Nabokov avait tranché une fois pour toutes : tout autre titre que « Souvenirs d’un trou de souris », ou à la rigueur « Souvenirs de dessous le plancher », ne peut être que stupide. Mais c’était Nabokov. Quand TransLittérature (No 28, hiver 2005), la revue de l’ATLF, décide de consacrer sa rubrique « Côte à côte » à Dostoïevski, elle choisit ce récit qui ne possède pas de titre canonique en français, « cas celle la rare dans l’histoire des traductions » souligne Hélène Henry dans la présentation de ces « Variations en sous-sol ». Encore les tous premiers traducteurs en 1886 de ce texte de 1864, E. Halpérine et Charles Morice, avaient-ils d’emblée joué cartes sur table en précisant qu’il s’agissait d’une « traduction et adaptation ». L’examen de la première page vient logiquement après celui du titre. En principe, tout se joue dès le début : le ton, la cadence, l’esprit de la traduction. TransLittérature imagina donc de comparer les incipits de cinq versions du long monologue/dialogue qui constitue ces fameux carnets du sous-sol en regard de l’original russe. Mais qu’est-ce qui distingue les deux plus récentes, celle de Lily Denis (1972 repris en GF-Flammarion) et celle d’André Markovicz (1992 repris chez Babel) ? « Le niveau stylistique, plus ou moins relâché, elliptique, vulgaire, voire grossier, autrement dit le rendu, dans son rythme et ses moyens lexicaux, de la « voix parlée » qui porte le texte » observe Hélène Henry. Dans la mesure où le narrateur en crise parle ses notes qu’il a rédigées, une ambiguïté surgit. Pour la résoudre, Lily Denis a alterné le passé simple (plus écrit) et le passé composé (plus oral), privilégiant ce dernier temps chaque fois que l’homme se laisse aller à ses passions ; elle a eu à cœur de respecter ses pléonasmes, ruptures de ton, maladresses, fautes d’usage, impropriétés et répétitions. Surtout les répétitions, d’ordinaire remplacées par des synonymes, ce que ce texte n’aurait pas supporté : « En le soignant trop, on le dénaturerait » estimait-elle ; il est vrai que le ressassement à l’oeuvre dans les séries lexicales qui composent le récit reflète bien la personnalité de l’homme du souterrain et l’atmosphère de son huis clos.

Ce qui n’a pas empêché André Markowicz de reprocher, à ceux qui l’ont précédé dans le rendu de cet auteur auquel il voue un véritable culte, de l’avoir fait apparaître comme un romancier français du XIXème siècle. Il a donc voulu lui restituer ce qu’il juge être sa véritable voix, ainsi qu’il l’annonçait dans son grand projet : « Les traducteurs ont toujours amélioré son texte, ont toujours voulu le ramener vers une norme française. C’était, je crois, un contresens, peut-être indispensable dans un premier temps pour faire accepter un auteur, mais inutile aujourd’hui, s’agissant d’un écrivain qui fait de la haine de l’élégance une doctrine de renaissance du peuple russe ».Comment ne pas interpréter la langue familière, parfois plus grossière que journalistique, d’un tel écrivain ? Aucune traduction n’y échappe, quels que soient la langue et l’auteur, Dostoïevski ne saurait donc s’y soustraire. En s’y attaquant après beaucoup d’autres, André Markowicz reconnaîtra avoir bénéficié d’un double avantage : l’expérience accumulée de tous ceux qui s’y sont frottés avant lui et l’édition complète des Œuvres du maître par l’Académie des Sciences de l’Urss. Au fond, tous ou presque se sont attachés à respecter l’oralité du texte, ses lourdeurs, son chaos poétique ; ils y sont parvenus avec plus ou moins de bonheur, parfois inhibés par la perspective de se voir reprocher par la critique le « mal écrire » de leur traduction alors qu’ils voulaient refléter celui de Dostoïevski ; et de toute façon, cette notion même de « mal écrire » est si française qu’en l’espèce, elle est obsolète car elle juge un écrivain russe au trébuchet de critères qui lui sont étrangers.

Jacques Catteau, maître d’œuvre du passionnant Cahier de l’Herne consacré à Dostoïevski, tient qu’il faut respecter sa langue dans sa rudesse et se brutalité. Mais que de prudence parfois dans l’autojustification comme s’il convenait déjà de se déculpabiliser ! Ainsi Vladimir Pozner, dans sa traduction de 1927 du Journal de Raskolnikov qui sera reprise longtemps après par La Pléiade : « J’ai suivi le plus exactement possible l’édition critique qui en a été publiée en russe par Glivenko. Je n’ai supprimé que quelques variantes, purement grammaticales ou intraduisibles en français, et quelques bribes de phrases dont il m’a été impossible de saisir le sens, même approximatif ; j’ai gardé la ponctuation même lorsqu’elle était défectueuse, et je n’ai fait qu’ajouter ou supprimer quelques alinéas et quelques virgules ; j’ai placé entre crochets la fin de tous les mots que l’auteur avait laissés inachevés ; lorsque je n’étais pas sûr d’en avoir bien compris le sens, je l’ai indiqué par un point d’interrogation ; de même pour les mots dont il m’a été impossible de fixer la terminaison. »

Il faut dire que dans ce texte, la narration passe du « moi » au « lui » de temps en temps, que le prénom du héros est variable et que les noms des personnages sont également variables ! En fait, tout traducteur de L’Idiot par exemple est censé savoir que l’épilepsie en constitue la structure poétique, que différents registres de la langage s’y côtoient et que, comme tous les grands personnages de son oeuvre, celui-ci est autant un homme qu’une vision du monde ; simplement, tous les traducteurs n’ont pas les mêmes moyens pour y parvenir ; certains ne s’autorisent pas toutes les audaces et ne s’accordent pas toujours le degré de folie que réclame la création. Il n’est que de voir les cas de conscience qu’un mot, un seul, peut provoquer chez un traducteur qui peut, dès lors, passer un temps fou à le résoudre. Ou à se résigner à l’impossibilité de le faire vraiment passer en français.

Dans sa préface au Songe d’un homme ridicule et autres récits (Folio), Michel Aucouturier s’attarde sur l’une des perles de ce recueil, une nouvelle intitulée Douce. Revenant sur l’étude psychologique du suicide d’une femme douce, il précise : « Il n’existe pas de mot français qui soit l’équivalent exact de l’adjectif russe « krotkaïa » qui implique certes et la douceur, et l’humilité, et la soumission, mais traduit plutôt ici une idée générale d’acceptation, opposée à celle de révolte ». L’implacable Vlamidir Nabokov a voulu confondre les traducteurs des Possédés qui selon lui se sont faits posséder : lors de la fameuse scène chez Varvara Pétrovna où tous les personnages s’entassent dans la même pièce, des altercations se produisent qu’« ils s’entêtent à rendre par le mot « scandales », induits en erreur par la racine française du mot russe skandal ». Vétille si l’on considère par exemple les problèmes rencontrés par Dominique Arban avec le « seuil » comme thème, motif et concept et les réflexions que cela lui a inspiré : « Le mot porog, en russe, est appliqué à des tourbillons d’eaux se rencontrant en un lieu précis, s’opposant en forces contraires, égales en leur puissance et donc ne pouvant se vaincre - sinon l’un des flots passerait effaçant l’autre, et supprimant ainsi le lieu de leur rencontre, ce porog justement… Si le mot seuil a passé dans la langue russe de la dénotation d’un lieu situé sur la terre ferme à la dénotation d’une rencontre de forces contraires au sein d’un fleuve ou d’un torrent, c’est qu’une analogie a du apparaître très tôt entre le seuil ‘en tant que lieu de passage et le seuil en tant que lieu de conflit ; de même qu’en sens inverse, la représentation tumultueuse du porog liquide a enrichi le terme « seuil » de nouvelles connotations. »

Les meilleures traductions sont aussi celles qui contiennent le meilleur appareil de notes. Pas seulement celles qui font assaut d’érudition, comme nous sommes en droit d’en attendre, mais celles qui creusent les détails. Celles qui sauront identifier un patronyme inconnu de nous comme étant le nom d’une famille de dentistes alors célèbre à Pertersbourg. Ou décrypter une fine allusion au Journal d’un fou de Gogol. Ou retrouver grâce à quelques mots une citation déformée d’un poème de Pouchkine ou l’emprunt d’un vers à un autre de Lermontov. Ou signaler que la confusion entre « prêter » et « emprunter » était courante chez les Russes qui se piquaient de savoir le français. Les notes des traducteurs ont souvent pour objet de justifier un parti pris de traduction autant que d’informer. Ainsi dans l’édition de D. Ergaz de Crime et châtiment pour La Pléiade, à propos de « Hé ! dis donc, chapelier allemand ! » ainsi que Raskolnikov se fait interpeller en raison de son couvre-chef qui jure avec ses loques ; c’est un petit rien qui le fait remarquer ; la note explique qu’étaient baptisés « allemands » des vêtements à l’européenne par opposition à ceux des russes paysans : le mot « allemand » est souvent employé en russe dans le sens d’« étranger ». De même nous est-il rappelé que Raskolnikov tire son nom de celui des Vieux-Croyants (en russe : schismatiques). A la fin, il est question d’un certain Razoumikhine « séminariste à en juger par son nom ». Or « séminariste » ne signifie pas dire ici « futur prêtre » mais « fils de prêtre élève d’un séminaire ». Les familles de prêtre avaient souvent des noms qui décelaient leurs origines (Razoum en russe veut dire raison, bon sens).

On aura compris qu’avec Dostoïevski aussi, avec lui surtout, immense est notre dette de simple lecteur vis-à-vis des traducteurs. Julien Gracq, qui lisait Pouchkine, Tolstoï et Tourgueniev dans le texte à condition de conserver un dictionnaire russe-français à portée de la main, ne s’y était jamais risqué avec Dostoïevski tant celui-ci lui paraissait « beaucoup plus escarpé ». Dostoïevski lui-même s’accordait davantage de liberté dans ses aventures de lecteur si l’on en juge par sa traduction d’Eugénie Grandet…
Publicado por mcmejias